La règle du jeu

En pleine crise sociale, réflexions sur les rapports de domination, le bouleversement social en cours, les conventions sociales qui sont remises à l'heure actuelle en cause, la naissance de nouvelles règles. « la machine sociale s'est bloquée. Et c'est ex
Quand les enfants se blessent et pleurent, on les apaise avec des mots. Ce n'est pas le mercurochrome qui les calme : c'est la parole humaine et son contenu.
Quand les adultes sont fortement secoués et se sentent menacés par le désordre mental, ils quêtent des mots. Dans les livres, dans les discours, dans les conversations privées. La terre vacille lorsqu'on cesse de croire à la parole humaine, parlée ou écrite, le sol se dérobe. Nous sommes dans l'un de ces moments où, de toutes parts, on consomme et on produit des mots, on les avance pour se protéger d'avoir à penser, pour figer l'émotion dans des clichés.
C'est le véritable office de l'éloquence électorale, l'un fustigeant le communisme totalitaire, l'autre le capitalisme impérialiste, le troisième l'aventurisme. C'est aussi la fonction que remplit l'éternelle référence historique.
Peut-on, au contraire, profiter de ce moment privilégié où les vérités acquises sont remises en question pour essayer d'en tirer quelque enseignement ?
Une vérité acquise, c'est une convention, quelque chose comme un contrat. Toute la vie sociale est faite de conventions, qui résistent aussi longtemps qu'elles coïncident avec une réalité de fait.
A un jeune « enragé » qui s'évertuait à rétablir la circulation, l'autre matin, après une nuit d'émeute, on demandait : « Pourquoi faites-vous cela ?» Il a répondu, étonné : « Il faut bien que les gens puissent traverser ! » Formule intéressante de la part d'un anarchiste. Ce jeune homme veut détruire la société pour en reconstruire une autre. Où il faudra bien que les gens puissent traverser. Si, dans l'immédiat, il ne conteste pas l'autorité des feux rouges, c'est parce que la convention selon laquelle les uns doivent s'arrêter pour que les autres passent recouvre, pour le moment, une réalité.
Chaque fois que ceux qui profitent des conventions établies tentent de les prolonger au-delà du moment où elles paraissent fondées à ceux qui en pâtissent, ils provoquent une explosion. C'est l'histoire de la décolonisation.
Les pouvoirs, toutes les formes de pouvoir, n'existent que par convention tacite. Ils sont faits de la force qu'on attribue à ceux qui les détiennent, de la confiance qu'on leur accorde. Que s'insinue la notion de duperie, et ils sont contestés jusqu'à ce qu'ils s'effondrent. C'est l'une des leçons de choses que nous sommes en train de recevoir ou d'observer.
Dès qu'il est capable de se débrouiller seul, c'est-à-dire vers 12 ans, un enfant n'a aucune raison d'obéir aveuglément. Le pouvoir de son père repose sur une convention : Papa est fort, Papa sait mieux. S'il constate que Papa ne sait pas mieux, que sa force est artificielle, il rompt le contrat. À moins que Papa ne soit capable de substituer au mensonge de son omniscience une relation de confiance fondée sur une supériorité réelle, reconnue par l'enfant.
Dès lors qu'elle est indépendante économiquement, une femme n'a aucune raison de supporter la tyrannie ou la condescendance d'un homme. À moins qu'elle ne s'y soumette par goût. Sinon qu'elle s'y dérobe, qu'elle refuse de reconnaître la supériorité hors là où celle-ci se trouve vraiment, et voilà. C'est fini.
Un lycéen, un étudiant, n'a aucune raison de subir la morgue magistrale. Il s'y résigne parce qu'il croit à la valeur de l'enseignement qu'il reçoit, à sa nécessité. Que la convention perde ses bases, que la confiance disparaisse, que cent étudiants se révoltent, et il n'y a plus de « maîtres ». Nous y sommes.
Sauf à régner par les armes — et encore faut-il avoir les forces armées pour soi — nul ne peut gouverner si un nombre trop considérable de citoyens cessent de croire à la validité de ce pouvoir. Tout se passe alors comme si le Pouvoir était une banque en laquelle une majorité d'épargnants perdent confiance et dont ils retirent, ensemble, leurs fonds.
Partout où la convention devient mensonge, elle craque. Ce qu'on a baptisé « volonté de participation » désigne la méfiance. Pas seulement la méfiance mais d'abord la méfiance. À l'égard de l'éducation avec ses ritournelles — les bons seront récompensés et les méchants punis ; de l'enseignement avec ses vains diplômes, de l'entreprise avec ses bilans truqués, du progrès technique avec son fleuron, la bombe atomique, de la démocratie libérale avec la guerre du Vietnam, des gouvernants comme des opposants avec leurs lendemains toujours prêts à chanter.
Alors, la machine sociale s'est bloquée. Et c'est exactement ce qu'on appelle une crise : une transition entre un régime de fonctionnement et un autre. Il s'agit maintenant de trouver les nouvelles conventions sur lesquelles la vie sociale reprendra.
Elles ne s'élaboreront pas sans douleur. Plus les conventions deviennent périmées, plus ceux qui en sont les bénéficiaires s'y accrochent et plus leur contestation devient radicale. Radicale jusqu'à l'absurde.
Mais vouloir fortement ce qui n'est pas, c'est la nature même de l'Homme, c'est ce par quoi il se distingue de l'animal, c'est la forme de son génie. S'il limitait son espoir à des prévisions raisonnables, peut-être n'aurait-il rien inventé. Ni les ailes qui le portent ni la démocratie. Certains en sont aujourd'hui au stade des prévisions déraisonnables, de l'espoir fou. Il faut les remercier d'avoir allumé cette étoile en un temps de poignante désespérance et, si possible, ne pas se griser de sa lumière. Ne pas l'éteindre non plus.
Le paradis n'est pas devant nous. Et la crise n'est pas derrière nous, même si elle connaît des périodes de rémission. De la mort de Dieu à la mort du Père, de la mort du Père à la mort du Maître, de la mort du Maître à la mort du Patron, quelque visage qu'il prenne, la route est inéluctable, au bout de laquelle il faudra reconnaître que, si Dieu n'existe pas, rien n'est permis. Pas de péché : pas de miséricorde. C'est bien une nouvelle morale qui est en gestation, de nouvelles règles d'action individuelle et collective.
Ce ne sera pas autrement facile à vivre. Ce sera différent. Peut-être est-ce même si difficile que nous verrons d'abord surgir toutes sortes de religions annexes, de petits dieux de pacotille, et de grands sorciers pour les servir. C'est-à-dire des formes diverses de fascisme.
Mais quels qu'en soient les avatars, ce qui est en train de naître, péniblement, douloureusement, c'est une nouvelle règle du jeu. Individuellement, le seul point véritablement important est de conserver, intacte, l'envie de jouer.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express