La politique en français

Décortique les formules creuses des hommes politiques de gauche et de droite. Ironise
LA POLITIQUE EN FRANÇAIS

FRANÇOISE GIROUD

Une mécréante se trouvait, il y a quelques jours, à la messe, pour des raisons familiales, après dix ans d'abstention. Plus peut-être.
Le choc fut grand : on y parlait une langue étrangère. Le français. Et là où l'on s'attendait au français, voilà que notre pain n'était plus quotidien, mais de chaque jour.
Les automatismes soudain perturbés, incapable de formuler les répons adéquats, il se passa cette chose étrange que la mécréante entendit en conscience ce que disait l'officiant et les fidèles, au lieu de moudre des paroles comme on chante tra lala.
Il ne s'ensuivit aucune illumination par la grâce, mais une illumination d'une autre nature. Que se passerait-il si la liturgie politique, chacun la sienne, n'en appelait plus aux automatismes pour dire la doctrine ?
Nous serions, pour commencer, saisis d'angoisse. Toutes les formules mécaniques ont la vertu d'assurer une façon de sécurité. D'empêcher l'interrogation vertigineuse sur le contenu des phrases que nous prononçons ou que l'on nous adresse. La plus anodine, Veuillez agréer, Monsieur, mes salutations distinguées, que l'on y songe un instant : ça veut dire quoi ? Qu'est-ce que ces salutations que nous distribuons avec prodigalité ? Cette distinction dont nous nous parons ? Si un étranger muni d'un dictionnaire cherchait à la traduire dans sa langue, il trouverait à peu près ceci : Voulez-vous recevoir favorablement (agréer) les marques extérieures d'attention, de civilité, de respect (salutations) que je vous adresse avec une courtoisie élégante (distinction).
Personne ne recevrait une lettre ainsi achevée, sans, pour une fois, la lire jusqu'au bout.
Passons sur « La Marseillaise » qui, à la fin des allocutions du président de la République, suggère en toute simplicité que des féroces soldats égorgent nos fils en mugissant dans les campagnes, et qu'il convient de nous former d'urgence en bataillons pour que leur sang — impur — abreuve nos sillons. Ebouriffant programme national, si nous l'entendions.
Celui que nous propose « L'Internationale », qui salue la fin des congrès socialistes, n'est pas mal non plus, dans un autre genre : le soleil brillera toujours quand les corbeaux et les vautours qui se repaissent de nos chairs auront disparu parce que les forçats de la faim auront battu le fer quand il est chaud en livrant la lutte finale. De nouveaux couplets ne seraient pas mal venus.
Mais il y en a de plus récents, que l'on récite ces jours-ci.
D'abord, « l'unité de la gauche ». Belle formule, comme toutes celles qui contiennent le mot unité. En chacun de nous, quelque chose est en quête d'unité.
Mais qu'est-ce que ça veut dire ?
« Ce qui n'est pas à droite doit être non pas uni (on parlerait alors d'union ou de coalition de la gauche), mais un. Soit : se fondre en un mouvement, avec un but, un projet. »
Bon. A partir de là, M. Waldeck Rochet déclare (4/2/1969):
« Nous sommes convaincus qu'une question donnée ne comporte en fin de compte qu'une seule solution juste, marxiste-léniniste. » Et déjà les choses se compliquent, puisque le marxisme-léninisme n'est pas le même à Moscou et à Pékin.
M. Michel Rocard déclare (14/9/1967) :
« Nous avons une politique d'unité de la gauche qui est intransigeante et qui, vis-à-vis du P.c, est sans faiblesse. » Ce qui est, sauf l'estime qu'on lui doit, assez drôle.
« L'unité intransigeante », on rêve, ou cela signifie :
« Tous ceux qui ne sont pas de mon avis sur tous les points de ma doctrine, je n'ai rien à en faire. » Dès lors, il est Un, en effet. Lui, mais pas la gauche. A moins qu'il ne la réduise à sa personne.
M. François Mitterrand déclare (5/5/1969):
« Je ne suis pas le communisme auquel je ne crois pas, dont je conteste les méthodes et la plupart des objectifs, mais je dis oui s'il faut être le candidat de tous ceux qui sont des esclaves... » Et, alors qu'il a de discours en discours dépouillé ses propos de verbalisme, voilà que des « esclaves » surgissent à Saint-Gratien derrière Spartacus prêt à la crucifixion.
Faut-il continuer ? Citer MM. Guy Mollet, Mendès France, Defferre ?
Chercherait-on à expliquer ce que signifie « unité de la gauche » française à un Persan, il apparaîtrait avec éclat que c'est une formule chargée d'affectivité, mais qui recouvre une longue phrase : « Une petite moitié
des Français qui ont en commun qu'ils ne sont pas de droite sont partagés en quatre tendances rigoureusement incompatibles sur certains points et souhaiteraient néanmoins que le représentant de la tendance la plus proche de leur cœur vienne au pouvoir avec l'appui des autres puisqu'il ne saurait y accéder autrement. » Si on le disait comme ça, que se passerait-il ? Ce ne serait certes pas électrisant. Alors, va pour l'électricité. Malheureusement, celle que dégage le mot communisme, et celle que dégage le mot démocratie provoquant, quand ils se touchent, un court-circuit, nous voilà dans le noir.
De l'autre côté, le vocabulaire n'est pas moins mécanique. M. Couve de Murville demandait (14/4/69) que « les Français refusent de retomber dans les ornières du passé ». Alors qu'il est matériellement impossible, le voudrait-on, de retomber jamais dans le passé. Sans doute s'en apercevra-t-il bientôt, pour ce qui est de son propre passé.
L'Union des jeunes gaullistes pour le progrès annonçait :
« Notre combat : le combat pour l'homme. » Et son président propose d'être « une génération d'hommes debout ». Bref, c'est le combat assis pour l'homme debout.
M. Giscard d'Estaing, lui, a fait effort :
« Nous sommes les seuls à avoir une pensée dialectique. »
O combien ! Dialectique, cela fait moderne, neuf. Mais il lui faudra faire comprendre que dialectique n'est pas synonyme d'opportunisme.
M. Pompidou, enfin, quand il a commencé de parler avec sa voix à lui, c'est-à-dire il y a moins de six mois, a dit des choses telles que : « Il faut concilier l'ordre et le mouvement. » Ou encore : « Il faut agir. Avec prudence, certes, et avec sagesse. » Et aussi : « Il n'y a de vrai progrès que moral. »
A l'inverse de ses adversaires de gauche, il lui suffirait d'un mot jamais employé pour exprimer ce qui semble être sa doctrine : conserver.
On aimerait qu'un jour un candidat dise : « Moi, je conserverai. » C'est d'ailleurs plus facile à dire que « Moi, je changerai... » puisque chacun sait ce que l'on conserve, mais ce qu'amène le changement, il faut l'imaginer.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle l'homme propre à rallier le plus de voix suggérera le changement, parce qu'il sera nouveau, et, en même temps, la tranquillité parce qu'il est éternel.
Il sera intéressant de voir quelles salutations distinguées M. Poher nous priera d'agréer pour tenter de faire passer sa lettre à la poste.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express