La lettre de ''L'Express''

À propos d'une première greffe réalisée sur une jeune leucémique : montre que les conditions de travail des chercheurs français sont mauvaises
Que se passe-t-il donc autour de l'opération dont nous ayons publié la semaine dernière le récit, effectuée sur une petite fille leucémique que nous continuerons à appeler ici Françoise T... ?
S'il ne s'agissait d'une affaire aussi grave, il y aurait de quoi sourire. Un jour, nous pourrons peut-être dire pourquoi il convenait à certains de la tenir secrète, et d'où vient la mauvaise humeur avec laquelle ceux-là ont accueilli notre article. Un jour, on saura peut-être pourquoi la réussite de la greffe, réalisée sur les atomistes yougoslaves et considérée dans le monde entier comme un remarquable exploit français, n'a pas fait plaisir à tout le monde.
Rassurons en tout cas dès à présent nos confrères imparfaitement informés qui s'alarment, tel le chroniqueur médical du « Figaro », telle la chroniqueuse médicale du « Monde », devant « les commentaires fantaisistes, les articles plus ou moins exacts », et qui réclament que « l'on permette aux hommes de science de poursuivre des essais dans le silence et la dignité ». Et rassurons surtout leurs lecteurs.
Le récit publié par « L'Express » était d'une exactitude rigoureuse. Au cours de sa conférence de presse, le professeur Jean Bernard a répondu à quelqu'un qui lui demandait :
— Enfin, cet article comporte-t-il des erreurs, oui ou non ?
— Il en comporte sûrement !
Et allez donc ! Nous attendons que l'on nous dise lesquelles. La dignité des journalistes a autant de prix que celle des médecins, des mineurs ou des comptables.
Nous possédons d'autre part une lettre du père de Françoise T... nous remerciant « de n'avoir laissé subsister aucune indication permettant d'identifier les personnes en cause ».
Enfin, c'est à croire qu'ils n'ont jamais eu un enfant — ou un adulte — gravement malade, ceux qui osent parler du « calvaire qu'impose l'espoir ».
N'espérez pas, surtout ! Désespérez. Le plus tôt sera le mieux. C'est tellement plus simple, vite fait, et moins coûteux !
Ah ! qu'il est donc aisé de se résigner au malheur des autres. Mais l'espoir, aussi ténu soit-il, la lutte, aussi inégale soit-elle contre la mort, c'est justement ce qui le rend tolérable, ce calvaire !
Souhaitons aux inventeurs de cette belle formule de n'avoir jamais à s'entendre dire qu'il n'y a plus d'espoir pour ceux qu'ils aiment.
Il nous reste à préciser certains détails à propos de l'opération tentée sur Françoise T..., qui, pour expérimentale qu'elle soit, a donné des résultats assez satisfaisants pour que les médecins de l'hôpital Saint-Louis n'aient pas hésité à la renouveler depuis sur deux petites leucémiques de cinq ans.
1) Des injections de plaquettes sont nécessaires pour prévenir, le risque d'hémorragie chez les malades irradiés, en attendant que la greffe prenne.
Or, il n'existe à Paris que trois centrifugeuses qui permettent la préparation de ces plaquettes. Pour en user, il faut que les médecins courent à travers les hôpitaux, obtiennent ici ou là d'un camarade un tour de passe-passe, et emploient — en bref — le système D.
Est-ce là ce que l'on appellerait en France « travailler dans la dignité » ?
2) Les services où la petite Françoise T... a été hospitalisée sont si pauvres en personnel que, quel que soit le dévouement de celui-ci, il fallut que la mère de la petite fille fasse elle-même plus de trente fois la navette entre la chambre de l'anesthésiste et celle de la malade, pour transporter les seringues contenant la moelle de la donneuse.
Est-ce là « poursuivre des expériences dans le calme » ?
Les conditions dans lesquelles vivent et travaillent les chercheurs français sont et demeurent scandaleuses. Le professeur Jean Bernard, le professeur Mathé nous démentiront-ils ? Est-ce de silence qu'ils manquent pour mener leurs travaux, ou d'argent ? Alors, qu'ils marchent donc avec leur temps ! Nous ne vivons pas sous Louis XIV. C'est de l'opinion publique et d'elle seule qu'ils peuvent attendre l'appui nécessaire pour que des moyens meilleurs leur soient accordés. Et rien ne peut plus sûrement leur attirer cet appui que le prestige d'une expérience scientifique conduite avec maîtrise.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express