La lettre de ''L'Express''

Envoi du Spoutnik dans l'espace par l'URSS
Russes, nous serions ivres de fierté. Américains, nous serions ivres de rage. Français, nous avons le privilège d'observer la croissance de la famille Spoutnik avec une relative sérénité.
Au-delà du triomphe de l'U.R.S.S., n'est-ce pas celui du génie humain que l'on peut célébrer ? Et la France en est assez riche pour éprouver qu'elle y a, de quelque façon, participé.
La marche dans les étoiles, nous ne pouvions pas l'accomplir avec nos semelles de plomb. Il y fallait des ailes, et c'est ce qui nous manque le plus.
Mais, citoyens de l'univers An I, nous avons le droit de nous enorgueillir que l'homme puisse désormais, en levant haut le bras, gratter les cieux.
Il y a là de quoi faire bondir le cœur et l'esprit très loin des marécages où se débat l'homme bourreau, l'homme vénal, l'homme éternel.
Hélas ! nous ne pouvons guère ne pas y retomber. Les problèmes les plus fantastiques semblent résolus : les hommes vont saisir la Lune. Les problèmes les plus simples restent posés : comment vivre en harmonie avec ses voisins, avec soi-même, comment nourrir ceux qui ont faim, comment vêtir ceux qui sont nus, comment loger ceux qui ont froid, comment instruire ceux qui sauraient nous conserver notre place dans la conquête de l'espace...
Comment faire la paix avec le peuple algérien...
Nous ne détenons pas, et de loin, l'exclusivité de l'impuissance à résoudre ces problèmes-là. Mais à ne jamais rien faire de grand, on finit par ne plus voir que ce que l'on fait de petit.
Un vieux proverbe russe dit : «C'est ma face noire qu'il faut aimer. Si elle était blanche, tout le monde le ferait... »
Bien sûr, c'est la face noire de la France qu'il nous faut aimer, celle où grouillent les petits chasseurs de petits portefeuilles, les petits milliardaires et leurs petites ambitions, les petits ministres et leurs petites réformes. Mais qu'avons-nous fait de notre face blanche ?
De grands mathématiciens disaient ici, la semaine dernière, que nous pourrions produire les meilleurs cerveaux du monde. Ils évaluaient à 50 millions le prix de l'un des « collèges scientifiques » dont ils vaudraient saupoudrer la France.
S'il n'y a pas une grande société, pas une banque, pas un groupe capitaliste qui prenne l'initiative de consacrer 50 millions à l'édification d'un tel collège, c'est qu'il ne faut même plus attendre des hommes d'argent une réaction de leur instinct de conservation.
Non. Ils préfèrent subventionner des journaux pour faire répéter le matin et le soir que les communistes sont de dangereux criminels.
Peut-être. Mais eux aussi.
Tous les Spoutnik du monde ne voileront pas la face noire de l'U.R.S.S. et l'ombre qu'elle jette sur la terre.
Mais qu'elle montre une face blanche tournée vers le ciel, et l'on comprend la ferveur joyeuse de son peuple, fût-il contraint de faire la queue devant les boulangeries.
Il y a des croissants qui se payent cher. L'Amérique est en train d'en faire l'expérience. Quant à nous, du train où va la France, nous n'aurons bientôt plus ni croissants ni savants.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express