La lettre de ''L'Express''

Développement de la bombe H en France. FG n'y voit pas une raison de se réjouir.
Quelle que soit sa nationalité, nous ne pourrons jamais nous réjouir de la naissance d'une bombe. S'y résigner, chercher ce que l'événement pourrait contenir de positif, passe... Mais s'enorgueillir, mais pavoiser !
Qu'y a-t-il donc d'admirable dans cette affaire ? La performance des techniciens français ? Ils ont donné, heureusement, d'autres preuves de leur compétence. Il y a quelque chose de quasi injurieux dans les éloges qui leur sont soudain décernés.
Pourquoi les Français auraient-ils échoué là où les Anglais ont réussi il y a sept ans, là ou, selon les experts américains, onze nations parmi lesquelles les deux Allemagnes pourraient réussir ?
Les techniciens français ont reçu commande d'une bombe. C'est donc à la réalisation de cette bombe qu'ils ont appliqué leur science, leur énergie, leur temps. Et plus que les milliards nécessaires à une telle expérience, et à celles qui suivront, c'est peut-être ce capital d'intelligence, ce capital humain si précieux qu'il est le plus grave de dilapider alors qu'il pourrait s'investir dans la recherche constructive.
Transformer en victoire ce monstrueux produit d'un monstrueux accouplement, celui de la science et de la mort, alors que la bombe française est un constat d'échec pour l'humanité, capable de tout sauf de construire la paix, non ! C'est de la confusion mentale. Jamais une bombe ne plaidera pour ses créateurs. De là à s'en servir pour condamner la France et la France seule, il y a un pas qui a été bien aisément franchi par d'hypocrites procureurs. L'explosion atomique de Reggane est la 211e que le monde ait enregistrée depuis quinze ans. Aussi fâcheux que puissent être ses effets, on a quelque peine à imaginer qu'ils dépasseront ceux des 132 essais américains, des 55 essais soviétiques, et des 21 essais britanniques qui l'ont précédée. Et pourquoi l'éventuelle leucémie d'un Africain serait-elle plus épouvantable que celle d'un Japonais ou d'un Sibérien ?...
Séchons ces larmes de crocodile.
Ce qui angoisse, dans cette bombe, c'est sa descendance.
On sait que théoriquement il ne s'agit pas d'une arme militaire mais d'une arme politique, mise en chantier par la France pour nous permettre de peser sur les négociations concernant le désarmement atomique.
Mais pratiquement, que nous laisse-t-on prévoir ? Que la France va elle-même s'engager sur la voie de l'armement atomique, avec tout ce que cela suppose de sacrifices financiers. Quels que soient ces sacrifices, il reste cependant exclu, au dire des spécialistes, que la France dispose jamais d'une « force de frappe » comparable aux forces soviétique ou américaine et qui lui restituerait les moyens d'une diplomatie de conquête.
Non. Ce que l'on peut espérer — si l'on ose dire — c'est, d'ici quatre ou cinq ans, la constitution d'un stock de bombes et des véhicules nécessaires pour les délivrer. Ce que possède aujourd'hui la Grande-Bretagne.
Munis de cet instrument, qu'en ferons-nous ? Un moyen de pression sur les autres nations pour les obliger à régler, par la discussion pacifique, les conflits d'intérêts qui peuvent les opposer ou nous opposer à elles ?
Peut-être.
Mais le monde n'est pas réduit à un jeu entre quatre puissances. Si l'expérience française ne coïncide pas très rapidement avec une initiative de notre gouvernement vers le désarmement atomique, elle risque d'avoir l'effet inverse.
Je vous laisse à penser de quel sommeil nous dormirions si nous savions que l'Allemagne, le Japon et la Chine édifient à leur tour des arguments atomiques pour soutenir la conversation.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express