La lettre de ''L'Express''

Envoi par les soviétiques de la première fusée dans l'espace
Cette fusée, soyons honnêtes, elle ne s'est pas seulement fichée dans le ciel. Nous l'avons tous quelque peu reçue au creux de l'estomac. Et sa charge d'émotion doit être moins facile à analyser que sa nature scientifique puisque, depuis dimanche soir, tout le monde dit, à son sujet, n'importe quoi, ce qui va probablement m'arriver aussi.
Mais que les fortes paroles de MM. Selwyn Lloyd (« Je ne pense pas que beaucoup de personnes s'intéressent à cette affaire »), Richard Nixon (« Il n'y a aucune preuve que la fusée soviétique ait bien atteint la lune ») et Albert Schweitzer (« Je ne pense pas que l'humanité en deviendra plus heureuse ») nous donnent du courage : nous ne pouvons pas en proférer de plus sottes.
Bon. Il y a en d'abord le frémissement de plaisir, le choc physique. Quand un tireur vise, rien de plus satisfaisant que de voir s'effondrer sa cible. Et quelle cible... Celle dont notre langage familier — décrocher la lune, donner la lune, vouloir la lune — a fait le symbole de l'inaccessible.
Puis il y a eu le coup de chapeau au tireur. Du beau travail en vérité, et joliment présenté. L'exactitude jointe à la précision, la perfection de la mise en scène couronnant la perfection de la performance... Puis sont venus simultanément :
— L'ORGUEIL : Homme, mon frère, de quel exploit n'es-tu point capable...
— LE DOUTE : Mon frère ? Hé ! Mon frère, certes. Mais on ne s'entend pas toujours en famille...
— L'INQUIETUDE : Ce retard de l'Amérique, pourra-t-elle le combler pour que soit préservé l'équilibre rassurant de la terreur ?
— LE DEPIT : Est-ce bien poli de se présenter chez son hôte mieux vêtu que lui ? M. Krouchtchev débarquant à New-York dans son habit de lune, cela sent son parvenu.
— LE REALISME : Parvenu, d'accord, mais si haut, que les boudeurs font figure, eux, de demeurés.
— LA COLERE : Si les Russes triomphent, c'est parce qu'ils fabriquent méthodiquement des cerveaux, c'est parce qu'ils ont développé systématiquement la soif d'apprendre.
Lunik, produit prestigieux d'un système d'éducation, nous éclate à la face au moment où nous avons entrepris de détruire méthodiquement les cerveaux, d'enrayer systématiquement la formation d'intellectuels. Ah ! le bel avenir que nous nous construisons là, ah ! la belle démocratie, celle qui a peur de former des esprits mais qui ne craint pas de former des soldats !
— LE SCEPTICISME : Lunik ? Un beau jouet, d'accord. Amusez-vous bien, mes enfants. Enfants d'Amérique eu enfants de Russie, enfants perdus d'un monde absurde. Enivrez-vous de vin de lune. C'est moins dangereux que le bourbon et la vodka. Mais dites-moi, à quoi bon Lunik, si l'on aliène ma liberté pour fabriquer une fusée ? Quel nom donner à ce socialisme qui place la fierté d'une collectivité avant la joie de vivre de l'individu ? Quelle perspective d'avenir offre à l'homme cette civilisation technique où il troque son âme contre une planète ?
— L'ESPOIR : Pour la première fois dans l'histoire du monde, le triomphe d'un peuple ne traduit pas la victoire d'un groupe d'hommes au détriment d'un autre, mais la victoire de tous les hommes sur la matière. Et si ce n'est pas cela, le progrès, qu'est-ce que c'est ?
Qu'aucune victoire arrachée sur un champ de bataille ne puisse désormais se produire sans que l'ombre des morts n'en ternisse l'éclat, que nous ne puissions plus supporter le goût du sang dans la bouche, fût-ce le sang de notre ennemi, que nous apprenions lentement à apprécier la vanité des combats meurtriers et l'enjeu formidable des compétitions pacifiques, si ce n'est pas cela le progrès, qu'est-ce que c'est ?
Plaisir, Admiration, Orgueil, Doute, Inquiétude, Dépit, Réalisme, Colère, Scepticisme, Espoir, c'est ce cocktail violent que nous avons avalé le dimanche 18 septembre 1959, à 22 heures 2 minutes 24 secondes.
Quatre jours se sont écoulés. Ce qui demeure ? Sincèrement : l'Orgueil et l'Espoir.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express