La lettre de ''L'Express''

Témoignage du général Serrigny qui dresse un portrait de Pétain.
Nous étions là.. Les Boches étaient là...
Le colonel a dit : « Mes enfants... ».
Qui de nous, parmi ceux, du moins, qui ont dépassé 35 ans, n'a entendu un père, un oncle, commencer ainsi à raconter, pour la dixième ou pour la centième fois, sa guerre ? L'un, c'était le Chemin des Dames ; l'autre, c'était les Eparges. Et puis il y avait celui qui toussait un peu et dont on disait : « C'est depuis qu'il a été gazé... » Et celui qui pouvait prédire la pluie parce que sa jambe blessée l'avertissait...
Les jeunes gens d'aujourd'hui ne peuvent guère imaginer, sans doute, ce que certains noms, ce que certains mots liés à la guerre de 14 font encore lever de familier et de légendaire à la fois dans la mémoire de ceux auxquels elle fut seulement racontée. Tant de cendres sont venues, depuis, ensevelir ces souvenirs...
Mais que surgisse un livre comme celui du général Serrigny, confident, conseiller et ami de Pétain, dont nous poursuivons cette semaine le récit, et voilà soudain les choses remises en place.
La bataille de Champagne ? « Cette galéjade eut des conséquences formidables. Elle fit tuer en pure perte des milliers d'hommes. »
Les opérations d'Arras ? « Notre cœur se serrait à la pensée du nombre de braves gens que l'impéritie du haut commandement condamnait délibérément chaque jour à une mort inutile. »
L'attaque de Souchez :
« Maud'huy ne veut pas laisser à Pétain la gloire éventuelle du succès. »
La première tentative pour reprendre Douaumont :
« Une attaque manquée parce que Mangin veut en avoir le prestige. »
Le général en chef Nivelle :
« Un criminel. »
Au bout de l'holocauste, bien sûr, il y a eu la victoire. Et ce n'est pas la faute des généraux si les faiblesses qu'ils abritent, les ambitions qu'ils caressent, les erreurs où ils s'enlisent, semblables en cela à tous les hommes, ont pour enjeu la vie des autres.
Mais que les voilà donc réduits — et par l'un des leurs — à leurs plus justes dimensions...
Le général Serrigny n'est pas plus tendre, bien entendu, à l'égard des politiciens dont il ne travailla, avec ses collègues, qu'à secouer le joug. « Il est dans leur tradition, écrit-il, de saper les chefs... ».
Et encore : « La légèreté est inhérente à leur profession. »
Comme la légèreté apparaît également — à travers ces mémoires — inhérente à la profession militaire, et comme les chefs apparaissent essentiellement soucieux de se saper mutuellement, il faut donc en conclure que les hommes capables d'assumer la responsabilité des affaires publiques sont — simplement — rares, et que les luttes de clans, de personnes et d'ambitions n'épargnent pas les soldats plus que les civils, et les états-majors plus que les Assemblées parlementaires.
Si le récit du général Serrigny ne révélait rien d'autre, il serait déjà édifiant.
Mais il reste ce qui n'avait pas encore été montré de l'intérieur : comment, parvenu au faîte des honneurs, un glorieux militaire saisit une suprême occasion d'avoir de l'avancement et devint ainsi le bouclier des fripons, l'alibi des frileux, le consentant symbole de l'abdication nationale.
Le portrait de Pétain chef de guerre est parfois rude (« Pétain que j'étais obligé de peindre en fer tous les matins... ») s'il demeure affectueux. Celui du chef d'Etat est terrible. Indécision, sénilité, pusillanimité plus impressionnante que ne l'eût été une volonté délibérée d'action dans quelque sens qu'elle s'exerçât... Rien. Bien qu'un vieil homme solitaire et béat, au fond de son palais dérisoire, effigie commode que ses ministres ne daignent pas informer et qui préfère ne point l'être parce qu'alors il faudrait peut-être s'insurger, agir.
Au procès de Pétain, le général Serrigny est venu apporter le témoignage que trente ans d'amitié lui imposait. Au tribunal de l'Histoire, le document qu'il dépose est plus dur qu'un réquisitoire. C'est, au jour le jour, le procès-verbal d'une imposture tragique. Celle commise par un homme qui prétendit faire à la France « le don de sa personne » — don que des milliers d'obscurs combattants consentirent effectivement, avant et après lui, avec moins de cérémonie — alors qu'il faisait à sa personne le don de la France.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express