Dites-le en Cobol

Plaide en faveur des ordinateurs. Se désole du désintéressement des intellectuels pour ces machines à penser annonciatrices d'avenir.
Deux livres récents tentent de percer la mythologie qui entoure les ordinateurs. L'un est un ouvrage de vulgarisation écrit par des Américains, « Le Monde à l'heure des calculateurs » (Dunod) ; l'autre, un essai plus ambitieux dont l'auteur, M. Georges Elgozy, est français : « Automation et humanisme » (Calmann-Lévy).
Ceux qui s'intéressent à la question seront bien avisés d'y consacrer quelques heures, et de compléter leur lecture par le numéro 32 de « La Nef » consacré à « l'ordinateur dans la vie quotidienne ».
Ceux qui ne s'y intéressent pas peuvent, aussi bien, rester indifférents à la foudre à l'instant où elle va leur tomber sur la tête. Ces sacrées machines sont déjà en train de mettre une sacrée pagaïe dans nos stocks d'idées reçues (en même temps que dans les stocks de certains magasins où elles ont été mal utilisées). Le pire serait de leur en substituer d'autres, également fausses.
La peur des machines est aussi ancienne que les machines, Georges Elgozy le rappelle : les marins anglais ont détruit les premiers bateaux à vapeur ; les tisserands ont saccagé les premiers métiers mécaniques ; M. Krouchtchev déclarait encore, il y a dix ans, que l'ordinateur est « une invention capitaliste nuisible au travailleur ». On compte qu'il y en aura, cette année, cinq mille en service en U.R.S.S.
Le communisme, disait Lénine, c'est les Soviets plus l'électrification. Le communisme, disent aujourd'hui
les Soviétiques, c'est le socialisme plus l'automation. Jamais la machine n'a diminué le nombre d'emplois, bien au contraire. Il n'y a jamais eu moins de chômeurs aux Etats-Unis alors que deux douzaines d'hommes suffisent à fabriquer toutes les ampoules électriques consommées dans le pays et que 40 000 ordinateurs sévissent jusque dans l'alimentation des vaches.
C'est la première chose qu'il convient de se mettre en tête. Les jeunes gens qui arrivent, en France, à l'âge du travail, ne risqueraient pas d'en chercher en vain s'ils étaient programmateurs ou analystes. Qui en doute n'a qu'à consulter les rubriques d'offres d'emplois. Encore faudrait-il qu'ils soient formés à ces techniques. Ils ne le sont pas.
Quant aux adultes, presque tout ce que doit savoir un quadragénaire a été découvert après la fin de ses études, dit encore M. Elgozy. Nous voilà bien. Proprement condamnés aux travaux d'adaptation à perpétuité, car le temps s'est rétréci de telle sorte, entre une découverte et son application, que les métiers meurent aujourd'hui avant ceux qui les exercent.
Le recyclage ? C'est peu de dire qu'il n'est pas organisé en France, et qu'il exige un effort individuel immense. On l'accomplit rarement avant que les événements ne vous y forcent. Et alors, souvent, il est trop tard. Faible consolation : même au sein de l'Ecole polytechnique, électronique, automatique et informatique ne figurent pas au programme, écrit M. Elgozy. A qui se fier !
Il est tout de même plus facile à qui en est sorti de s'initier au mystère moderne qu'à un homme, fût-il très jeune, dépourvu de connaissances mathématiques. L'urgente, la dramatique nécessité d'un enseignement de base largement répandu éclate dans le livre de M. Elgozy, qui attaque en même temps, avec éloquence, la ségrégation entre éducation scientifique et culture générale, littéraire et philosophique, alors qu'elles devraient mutuellement s'irriguer.
Pascal est le plus illustre exemple de cette fertile interférence, lui qui, pour aider son père, intendant des Finances, à collecter les impôts de Haute Normandie, eut l'idée de construire la première machine arithmétique : celle qui effectue des additions avec report automatique des retenues. Un peu plus tard, Leibniz construisait la première machine multiplicatrice, en même temps qu'il examinait, avec Bossuet, la possibilité d'une fusion entre Eglises catholique et réformée. S'ils vivaient aujourd'hui, Pascal et Leibniz, qui n'incarnent pas précisément le mépris de l'homme et le dessèchement de la vie intérieure par la technologie, seraient probablement en train de chercher, pour I.B.M., un nouveau langage entre ordinateurs et utilisateurs. Ils parleraient le Fortran, le Cobol, le PL/I, ces langues bizarres à travers lesquelles s'établit la communication entre l'homme et la machine. Et, sans doute, ils auraient déjà trouvé mieux.
Pour quoi faire ? Pour aider les chefs d'entreprise à gérer leurs affaires, à prévoir leurs ventes, à établir leurs factures sans perdre une nano-seconde, cette nouvelle unité de temps-ordinateur, qui est à la seconde ce qu'une seconde est à trente ans ? C'est l'aspect ennuyeux de la question, quelle que soit son importance.
Pour que l'ordinateur se substitue à l'homme dans le domaine de la création ? Il en est incapable. Création est intuition, et non méthode. Mais, dans le domaine de la méthode, l'usage de l'ordinateur inflige à l'esprit humain une contrainte féconde.
Toute question posée à un ordinateur n'est reçue par lui que sous forme de symboles, c'est-à-dire de chiffres et de lettres. Or Henri Poincaré le disait déjà : « Les mathématiques n'ont pas de symboles pour les idées confuses. »
Ce sont des idées claires, précises, ordonnées d'une façon rigoureusement logique à partir d'une sorte de décomposition de la pensée, qui constituent les programmes de travail dont les ordinateurs sont alimentés.
Comment des intellectuels, ou ceux qui font profession de l'être, peuvent-ils, si nombreux, se désintéresser de cette gymnastique que leur propose le premier outil mis au service de l'intelligence ?
La plupart observent l'ordinateur comme les tisserands du XIXe siècle observaient le métier Jacquard : en concurrent déloyal. Tout se passe comme s'ils étaient vexés par « la machine à penser ». Le sont-ils de marcher moins vite que leur automobile ? Est-ce leur automobile qui décide où ils veulent aller ?
Bien que l'homme soit un produit fabriqué à bon marché par un couple d'artisans sans aptitudes, ni techniques, ni connaissances spéciales, il n'a rien à craindre que de lui-même, de cette part infime et décisive de son être où jouent les sentiments, les passions, les humeurs.
Aider à comprendre cela, comme s'y efforce M. Elgozy, c'est aider à ne pas suffoquer sous « les houles annonciatrices du nouveau millénaire ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express