Château en Suède et usine en U.R.S.S : La Soviétique, la Française et les hommes

Analyse comparée d'une pièce de Françoise Sagan « Château en Suède » et du roman russe de Galina Nicolaïeva « L'ingénieur Bakhirev », qui présentent deux visions de la femme. La vision française étant jugée trop conservatrice
Deux documents sur les femmes, telles que peuvent aujourd'hui les produire d'une part la société bourgeoise occidentale et d'autre part la société soviétique, sont en ce moment à la disposition des amateurs : la pièce de Françoise Sagan actuellement représentée à Paris, « Château en Suède », et le roman de Galina Nicolaïeva, « L'ingénieur Bakhirev », qui sort en librairie.
S'il n'y avait pas eu coïncidence entre ces deux « tranches de vie » également construites autour d'un adultère, chacune aurait peut-être paru moins exemplaire.
Leur confrontation est un exercice parfois mélancolique, autant l'avouer, mais qui peut être salutaire s'il contribue à dissiper quelques illusions et quelques malentendus.
Eléonore, héroïne de Françoise Sagan, est l'archétype caricatural de la jeune femme bourgeoise occidentale de 25 ans.
Elle est mariée. Ce qu'elle demande à son mari, Hugo, est fort clair ; c'est la sécurité, sous toutes ses formes. Il la loge, il la nourrit, il la désire, il la protégera si on l'attaque, il ne saurait se passer d'elle, il tuerait qui voudrait la lui prendre.
C'est là ce que, dans le vocabulaire courant, on appelle aimer, bien qu'en fait ce soit le contraire. On « aime » ainsi une voiture, un cheval ou une œuvre d'art. Etre vivement attaché à la possession d'un être humain, ce n'est pas l'aimer, c'est s'aimer soi-même et réduire l'autre à l'état d'objet, objet de son propre plaisir, de son propre bien-être ou de son propre tourment. D'où la faculté qu'ont d'ailleurs les hommes « d'aimer » plusieurs femmes à la fois, de même que l'on peut aimer simultanément un cheval et une statuette.
Mais, précisément, c'est en objet qu'Eléonore veut être « aimée ». Et la pensée de Françoise Sagan ne fait aucun doute : toutes les femmes ressemblent sur ce point à Eléonore.

Vous y croyez, au progrès ?

Disons tout de suite qu'il ne s'agit pas ici de discuter les mérites intrinsèques de la pièce, divertissant et savoureux spectacle où le talent de Françoise Sagan éclate à chaque instant, mais strictement de sa signification. Il faut y insister pour ne pas risquer d'être mal comprise en écrivant que « Château en Suède » est également une pièce dont la morale — ou l'immoralité, comme on voudra — est résolument une morale de droite. Ce n'est ni un éloge ni un reproche : c'est un fait.
Ce qui distingue une morale de droite d'une morale de gauche ? Rien de plus simple. Ou vous croyez au progrès. Ou vous n'y croyez pas.
Ou vous croyez que lentement, péniblement, à travers les pires souffrances, les pires erreurs, les pires épreuves, l'Homme moderne a fait des progrès par rapport à l'Homme du moyen âge et que de nouveaux progrès le conduiront vers un avenir meilleur. Ou vous n'y croyez pas.
Ou vous croyez que l'Homme est perfectible, qu'en tout cas il n'est nullement pétrifié mais déterminé dans son comportement par des situations qu'il subit ou qu'il crée, et non par des données immuables. Ou vous n'y croyez pas.
Si vous avez une morale de gauche, vous ne pouvez dissocier les femmes d'une société que vous voulez et croyez en progrès.
Vous ne pouvez sans inconséquence vous indigner quand un colonialiste convaincu vous dit, en parlant des Arabes et des Noirs, comme son père le disait en parlant des Jaunes : « Ces gens-là sont des paresseux qui ne comprennent que la force », et considérer en même temps que, par essence « les femmes veulent être tenues, vous m'entendez, tenues », comme le déclare l'héroïne de Françoise Sagan.
Certes, qu'il s'agisse de femmes ou de stratégie internationale, il y a des données permanentes qui créent des situations permanentes. La France a des côtes sur l'Atlantique et sur la Méditerranée, le sous-sol du Moyen-Orient est riche en pétrole, le blé ne pousse pas en Afrique et les enfants poussent dans le ventre des femmes. Pas ailleurs.

Un arbre, dressé vers le ciel

Si une catastrophe anéantissait demain toute l'espèce humaine à l'exception de mille hommes, les plus forts, les plus savants, les plus rusés, ces mille hommes seraient impuissants, devant leurs plus belles machines, à perpétuer la vie.
Faire de la vie, préserver la vie, c'est la tâche des femmes. L'Homme est un arbre dressé vers le ciel. Les femmes sont les racines de cet arbre. Coupez les racines, il n'y a plus d'arbre. Plus rien que du bois mort.
Mais s'appuyer sur cette donnée permanente pour dénier aux femmes toute possibilité de transformation positive dans leur comportement revient à déclarer que les Jaunes et les Noirs seront toujours paresseux puisque leur peau est jaune ou noire.
Là, il convient de distinguer entre quatre attitudes :
1) Nier non seulement que la transformation peut se produire, mais qu'elle est synonyme de progrès.
2) Souhaiter qu'aucune transformation ne se produise mais, la croyant cependant inéluctable, la freiner.
3) Souhaiter la transformation mais selon un processus lent, et aussi harmonieux que possible.
4) Pousser à la transformation rapide, fût-ce au prix de bouleversements brutaux.
Mais, encore une fois, qu'il s'agisse des femmes, du colonialisme ou du système économique, il est impossible, si l'on est de bonne foi, de dissocier les différents éléments d'une société et de croire que l'on peut freiner d'un pied et accélérer de l'autre.
Mon propos n'est pas de faire le procès de telle ou telle morale. Je crois, moi, au progrès, c'est-à-dire qu'il m'arrive à tout instant et à tout propos d'en douter mais que le doute est toujours moins fort que la foi.
Et puisqu'il s'agit ici plus particulièrement des femmes, je crois que les femmes sont en train de franchir, de la façon la plus douloureuse, la plus déchirante, la plus chaotique, une étape importante dans leur évolution, bien qu'elles soient, en ce moment, dans une impasse.
Est-il vrai que, telle Eléonore, elles désirent moins être « comprises » que « tenues » ? Peut-être. Est-ce là une donnée permanente ? Je dis non.
C'est l'insécurité, consciente ou inconsciente, qui sécrète cette attitude. On veut être « tenue » pour ne pas être « lâchée ».
Que deviendrait Eléonore sans Hugo? Et, dans la bourgeoisie en tout cas, il ne s'agit pas seulement d'argent. Lorsqu'une femme n'a d'existence sociale qu'à travers un homme, lorsqu'elle est appréciée, jugée, située en fonction de ce que représente son mari, qu'est-elle sans lui ? Et si elle n'a de valeur qu'en fonction du désir qu'elle inspire, comment ne se sentirait-elle pas nié, anéantie, lorsqu'elle cesse de plaire ? Rien de plus précieux, donc, que de se savoir objet solidement convoité et « tenu », comme dit Françoise Sagan.
Entendons-nous. Je ne prétends pas qu'une femme médecin, chimiste ou professeur, se sentira moins cruellement niée en tant que femme lorsqu'un homme se détachera d'elle, parce qu'elle sera à la fois assurée de gagner sa vie et de conserver sa physionomie sociale. Mais aussi dure que soit l'épreuve, celle-ci n'entamera qu'une part d'elle-même, de même qu'un homme abandonné par une femme souffre mais ne se sent pas tout entier remis en question.

Une petite chienne en laisse

Assurée de son excellent mari, Eléonore, cela va de soi, s'ennuie. Et pour distraire cet ennui, cela va de soi, elle le trompe. Avec qui ? Avec des hommes-objets, bien sûr. On ne se venge bien d'être possédée qu'en possédant à son tour.
Et comme au fond de l'âme la plus grossière, il y a le besoin d'aimer vraiment, de donner et non de prendre, ce ne sont ni son mari ni ses amants qui « tiennent » Eléonore. C'est son frère. Parce que lui, elle l'aime.
A la place de ce frère, Eléonore aurait pu avoir un enfant. La pièce aurait été moins bonne et le schéma psychologique plus classique. Mais pour qu'Eléonore soit bien représentative, il est bon que son seul amour soit infécond, sans avenir.
Ainsi tout est creux, tout est vide, en elle et autour d'elle. On rit beaucoup en écoutant « Château en Suède ». C'est pourtant une lugubre histoire. Et chacun se doute qu'un jour Hugo sera las d'Eléonore comme il le fut cinq ans plus tôt de sa première femme, et qu'il s'en débarrassera sans plus de cérémonie.
Lugubre Eléonore.
Si c'est cela une femme, une petite chienne avide d'être prise en laisse et se glissant parfois hors de son panier pour mieux apprécier au retour la poigne du maître, si c'est cela une femme, de toute éternité et pour toute l'éternité, comme le suggère Françoise Sagan, alors tant pis pour les hommes. Car ils doivent bien y être pour quelque chose.
Mais ce n'est pas cela. Ce n'est plus, fatalement, cela.
On peut se prendre pour une femme émancipée, « libre », parce que l'on dort sans faire trop de façon avec les garçons ; et n'être que l'esclave mélancolique d'une société sans mœurs.
Disposer légèrement de son corps n'a jamais été signe de liberté. Les femmes du XVIIIe siècle ne s'en sont pas privées, celles du XIXe non plus. Relisez Balzac. C'est le signe que l'on n'a rien de mieux ou de plus important à faire et que, du fond de la solitude du cœur, on crie au secours comme si deux solitudes momentanément additionnées pouvaient donner autre chose que de la solitude.
Zéro + zéro = zéro.
Une femme émancipée, c'est tout autre chose. Ce sera tout autre chose : un être humain qui pourra vivre totalement un amour, mais qui ne fera pas de l'Amour une occupation à plein temps, l'unique objet de ses lectures, de ses rêveries, de ses investigations, de ses ambitions.
Nous en sommes loin ? Oui.
Une voie différente.
Oui, puisque les jeunes filles d'aujourd'hui sont encore entièrement conditionnées par la société dans laquelle elles vivent. Chansons, films, presse, de quoi d'autre leur parle-t-on sinon d'amour ? Quel autre objectif leur propose-t-on ? Que peuvent-elles donc attendre et aimer, à 20 ans, sinon l'Amour, ou plutôt la représentation mystificatrice qu'on leur en donne ?
Essayez de dire à une jeune fille qu'on ne peut pas vivre plus de trois mois les yeux dans les yeux et la main
dans la main en se répétant : « Je t'aime », qu'un amour n'est pas un trésor qu'on gagne à la loterie et qu'il suffit d'enfermer dans une alliance pour le conserver la vie durant, mais la plus difficile, la plus vulnérable, la plus fragile, la plus mouvante des relations humaines. Essayez. Laquelle vous croira ?
Il y a deux mille ans que nos contes affirment : « Ils furent heureux et ils eurent beaucoup d'enfants. » Que Grâce Kelly ait remplacé Peau d'Ane et Farah Diba Cendrillon ne change rien au conte.
Le résultat ? Dans la bourgeoisie aisée, où l'on se marie en blanc et à l'église, beaucoup d'Eléonores qui vont encore, parfois, se confesser en sortant de chez leur amant. Ailleurs, où l'on manque à la fois de loisirs et de tous les moyens matériels qui favorisent les amours clandestines, beaucoup de lectrices pour les magazines du cœur.
Et pourtant... Pourtant, il y a des jeunes femmes qui sont en train de tracer, au prix de beaucoup de larmes et de fatigue, une voie différente.
Elles aiment. Et elles travaillent. Parce qu'elles ont acquis l'indépendance matérielle, elles n'existent plus, socialement, à travers un homme. Parce qu'elles ont une activité parfois harassante mais qui se traduit par des satisfactions et des résultats concrets, elles n'attendent plus de l'homme qu'il soit seul la source de toutes les joies et elles sont moins pesantes.
Il ne peut pas davantage être la source de tous les échecs. Alors, quand leur vie sentimentale est malheureuse, quand elles sont blessées, souffrantes, angoissées, elles y pensent et elles pleurent, avant le travail, après le travail. Mais pendant, elles sont requises, absorbées, utiles.

Il n'y a pas femme et femme

Oui, c'est difficile. Oui, c'est éreintant. Oui, il y a les enfants. Oui, il y a des jours où l'on gémirait de fatigue, de détresse, d'accablement sous trop de tâches diverses. Mais qu'est-ce qui est facile ?
« Je ne comprends pas la façon dont on traite maintenant les domestiques, disait ma grand-mère qui aurait aujourd'hui 100 ans. De mon temps, elles nous attendaient quand nous sortions le soir, elles n'avaient pas besoin de vacances, et elles étaient bien plus heureuses parce qu'elles faisaient partie de la famille. »
C'est à peu près ce que disent ceux qui, aujourd'hui, plaignent les femmes lorsqu'elles ont choisi de vivre avec un homme, non à travers un homme.
Mais combien peuvent le faire ? Que certains hommes osent affirmer : « Les femmes ne sont pas faites pour travailler », cela est admirable. Ils ont peut-être raison, qui sait ? Mais que ne s'en sont-ils avisés du temps que seules les femmes de la classe ouvrière travaillaient (et beaucoup plus nombreuses qu'aujourd'hui) ; du temps que seules leurs mères, leurs sœurs, et leurs épouses pouvaient demeurer, oisives, chez elles ?
Il y a donc femme et femme ? Et ce qui leur paraît si désastreux pour la leur n'était donc pas pernicieux pour leurs ouvrières, pour leurs employées, pour leurs standardistes, pour leurs secrétaires, pour leurs cuisinières ?
Il n'y a pas femme et femme : il y a travail et travail. Et s'il est vrai que les femmes ne sont pas faites pour le travail, c'est précisément pour le genre de travail que personne n'a jamais songé à leur épargner : le travail d'usine, le travail à la chaîne, le travail qui lamine et qui use sans joie pour le bénéfice d'une entreprise dont on se moque, quand on ne la hait pas. Mais si vous croyez qu'il y a des hommes qui sont faits pour ce travail-là...
Et l'autre, le vrai, le beau travail, est encore le privilège d'un très petit nombre de femmes. C'est pourquoi, dans la société actuelle, l'impasse est complète.
Mais modifiez la situation, et vous modifierez le caractère prétendu permanent de l'attitude des femmes à l'égard de l'amour.
Tina, l'héroïne du roman de Galina Nicolaïeva, en témoigne.
Pas plus assimilable certainement à toutes les jeunes femmes russes qu'Eléonore n'est assimilable à toutes les jeunes bourgeoises françaises, Tina est l'anti-Éléonore.
Mais entre elles, il n'y a aucune différence d'essence. Elevez Tina à Paris ou à New York, et Eléonore à Moscou ou en Israël, et vous ferez un échange standard.
Tina est mariée, absorbée et passionnée par son travail d'ingénieur. Elle rencontre Dimitri. Lui aussi est marié.
C'est d'abord l'effort commun, la fatigue qui décompose le visage de Tina jusqu'à la rendre laide, la joie du travail accompli ensemble qui les rapprochent.
Ils ne sont ni l'un ni l'autre disponibles pour l'aventure. C'est à l'amour qu'ils cèdent. Mais que peuvent-ils construire à partir de cet amour ?
Dimitri a des enfants, une femme qui tente de se suicider lorsqu'elle découvre l'infidélité de son mari. A Tina, qu'il appelle « mon petit animal à sang froid », il dit cependant : « Je suis prêt, je suis prêt à faire ce que tu voudras... » « C'est moi, répond Tina, qui ferai ce que je veux. »

Le reflet d'une illusion

Elle a déjà perdu son mari, à cause de Dimitri. Elle s'arrachera à Dimitri, à sa ville, à son usine, elle partira seule, vers l'inconnu.
Petit animal à sang froid, petit animal qui serre les dents pour ne pas hurler de douleur mais qui ne hurlera pas ; jeune femme russe qui pense à Anna Karénine, jeune femme pour laquelle il serait plus doux et plus simple de se jeter sous le train qui passe, que de monter dedans. Mais elle n'est pas Anna Karénine. Elle a un métier, une raison d'être Sa mort serait inutile. Sa vie peut être utile. A son pays. A une collectivité.
Elle est une femme comme les autres, qui a brusquement découvert la passion, le plaisir, l'exaltation de l'amour partagé, et qui saurait lutter s'il y avait une issue. Parce que « être séparée de celui que l'on aime et perdre son pays, tels sont les deux malheurs suprêmes ».
Mais il n'y a pas d'issue. Alors il faut choisir de mourir à son amour. S'interdire de pleurer. S'interdire l'insomnie. Etre « tenue » ? Non. Se tenir. Et engouffrer dans le travail toute l'énergie, toutes les forces que l'on possède. Puisque les hommes le font, puisque Dimitri en sera capable, pourquoi pas Tina ?
Parce que l'homme est un arbre qui pousse vers le ciel et que les femmes sont les racines qui poussent vers la terre ?
Peut-être. Peut-être tout cela est-il illusion et Tina, le reflet d'une illusion. Je crois le contraire. Le temps des amours est court. Le temps de la vie est long. Une passion, c'est un épisode. Je crois que cette belle et dure jeune femme a encore beaucoup à souffrir mais beaucoup à donner et beaucoup à construire. Seule ? On n'est jamais seul quand on aime les autres.
C'est Eléonore, petite chienne triste, qui est seule.
Chacun est libre de croire le contraire, y compris certains jours, l'auteur de cet article. Mais il suffit alors de croiser une Eléonore...

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express